L’artiste vrai, être rêveur d’un monde meilleur ?
Dans cet extrait du livre « Le jeu du jeu », Jean Duvignaud (décédé en 2007), pour qui le jeu questionne nos sociétés et nous permet d’appréhender les fonctions de l’imaginaire dans l’art, s’intéresse à la notion de simulation (notamment dans le théâtre).
Simuler, par le biais de l’art, un progrès impossible, une utopie irréalisable (car en total décalage avec les mœurs en vogue), n’est-ce pas l’ambition d’un théâtre critique et éthique ?
Qu’est-ce que créer, imaginer une pièce, une histoire, une peinture, une œuvre d’art ?
Imaginer un être libéré de ses contraintes, proposer un autre modèle de société ?
La pensée de Jean Duvignaud, en ces temps d’incertitudes et de repli des identités, mérite d’être relue, analysée et enseignée car elle offre des clés de lecture universelles sur le rôle de l’artiste.
« Grimace, simulation, « faux-semblant », dérision, cela, on le retrouve dans toutes les civilisations. Chez nous, autrefois, l’homme au masque, c’est le Malin. Satan. Ou le Diable. Et « diable » en grec, dans la première théologie chrétienne, désigne l’acte de couper l’homme de Dieu, de trancher le cordon ombilical avec l’Absolu nourricier.
(…) On évoque parfois la transgression qu’implique cet acte d’imitation « malveillante ». Mais l’écart qui existe alors entre les modèles et la grimace risque de n’être qu’une variante statistique, une simple moyenne : violer une loi n’a de sens que si le regard social est posé sur le coupable. « Manquer de respect » n’a de ce sens que si cet appel est entendu. La transgression a quelque chose de solitaire. Ou, mieux encore, ressemble à ces messes noires qu’on ne célèbre que si l’on croit en la valeur de la messe. Il y a comme un secret goût du pécher dans ce terme.
Or, la grimace, la parodie, la simulation sont des actes publics effectués devant un groupe et dirigés évidemment contre la représentation réelle ou symbolique d’une autorité ou d’une contrainte. Qu’il s’agisse de la mimique imitative de l’enfant ou de la représentation d’une émotion, d’une situation, d’une passion, on jette avec cette simulation le « public » dans l’univers de l’illusion ou de la fiction. On joue avec les données de la vie réelle, avec un rôle sacré, une hiérarchie sociale. En se donnant des bouffons chargés de leur apporter la dérision à domicile, les princes établissaient, ainsi, « des contre-feux ». Ils pratiquaient sur eux-mêmes une sorte d’homéopathie, conjurant à petite dose le danger ou l’angoisse du non-sérieux.
L’histoire littéraire ne garde que peu de traces, en France du moins, de ceux qui, en dehors des cours, dans la rue et sur les marchés, firent métier de dérision. (…)
L’archéologie du théâtre apparaît pourtant dans cet exercice de la dérision qui simule fictivement un rôle ou un caractère. Généralement détournés de leur fonction : le soldat qui oublie son gros bras pour devenir amoureux, le prêtre fornicateur, le robin perverti, le barbon lubrique, etc. Les signes du prestige social ou du sacré sont ici dévoyés et la classification ou la hiérarchie qui les légitimisent, bafouées.
Pas seulement par une banale imitation. Ou bien alors, il faudrait savoir pour quelle raison la reproduction dédoublée d’un personnage est toujours inquiétante ; imiter n’est ce pas prendre sur soi un être qui n’est pas le sien, jouer celui qu’on n’est pas ? L’intentionnalité de l’acte ludique qui commande à cette répétition est peut-être accaparer le « numen » qui s’attache au personnage par une sorte d’opération magique, mais sans doute aussi de démontrer et de démonter le système sur lequel repose le respect ou le sérieux de celui qu’on simule. Phénomène d’anamorphose qui déforme la figure stable et reconnue de l’homme inséré dans une hiérarchie irrépressible.
Et cela, devant un groupe. Car on ne simule pas seul. On imite pour un groupe. Tout se passe comme si la gestuelle de la simulation suggérait une analogie dont le sens dût être déchiffré et pris en charge par d’autres. Les autres : les passants. Bientôt : le public. Et l’acteur, « l’hypocrite », porte le masque et représente à travers lui des situations ou des émotions que le public présent n’a pas encore éprouvées ni vécues, et qu’il n’éprouverait jamais sans l’intervention du simulateur. Il s’agit moins d’imiter une « nature » qui attendrait, là, patiemment, qu’on voulut bien la « traduire » ou « l’exprimer » comme le jus d’une orange, mais de composer une fiction qui suscite auprès des hommes et des femmes devant lesquels elle est représentée, des sensations dont le concept n’a pas été encore trouvé ni codifié.
Les historiens de la littérature semblent tous nous dirent que les dramaturges ou les romanciers se sont emparés des sentiments qui existaient avant eux, et comme endormis dans l’âme commune. Les sociologies ont pour la plupart emboîté le pas et répété ce lieu commun, sans s’aviser de cette vérité presque évidente que toute fiction, toute simulation suggère, au-delà de la vie quotidienne connue et dûment représentée, des perspectives et des combinaisons d’émotions auxquelles nul n’avait jusque-là songé. Si le domaine de l’art était donné d’avance dans on ne sait quel psychisme collectif ou dans une trame sociale qu’il « reflèterait », il en serait comme d’une science qui voudrait ne pas être surprise et bouleversée par la progression d’une réalité qu’aucun concept heureusement n’englobe ou ne réduit.
C’est bien là qu’on retrouve de suspect dans la notion de « vision du monde », telle du moins que l’utilise G. Lukacs, ce dernier pensant que le « grand artiste » ou le grand écrivain expriment « la conscience possible » de leur époque. Que Goethe ou Shakespeare – parce qu’ils sont classiques (classiques pour qui ?) – proposent, à travers l’ensemble de leurs fictions, toutes les émotions et tous les sentiments que les hommes de cette époque, fussent-ils les plus misérables et les plus éloignés des centres des culture, pourraient éprouver.
Et Luckas d’ajouter que si, par exemple, Roméo et Juliette est un texte « classique » et « universel », c’est qu’il met en scène une passion amoureuse « normale », tandis que les autres dramaturges élisabéthains ne représentent que d’innombrables viols, incestes ou adultères, et ne peuvent ainsi prétendre au « réalisme » du « grand artiste ».
Voilà qui frêle contresens : dans quelle société humaine, avant la société bourgeoise occidentale, accorde-t-on aux jeunes gens le libre choix de leur partenaire pour le mariage ? Faut-il admettre que les lois de l’exogamie ou « les structures élémentaires de la parenté » accepteraient ce qui fait la substance de la pièce de Shakespeare ou du Cid de Corneille ? Or, justement, la revendication des amants à surmonter ou à détourner les lois imprescriptibles qui fixent le mariage est fascinante en raison même de l’interdiction ou de l’obstacle auquel elle s’oppose. En figurant poétiquement cette tentative de dérogation de la loi commune, les auteurs se détournent d’une réalité vivante, la leur, où les rapports sexuels en dehors du mariage étaient dominés par la violence ou l’inceste. Le droit qu’ils représentent celui du libre choix de l’amour dans le mariage – contredit à la règle universelle – règle qui ne sera abolie que par les constitutions américaine ou française à la fin du XVIIIème siècle. Quels sentiments communs refléterait alors cette passion ?
Bien au contraire, tout se passe comme si dramaturges, écrivains, poètes suggéraient une situation imaginaire, non encore expérimentée, capable d’engendrer par elle-même des émotions et des sensations qui n’existent pas encore et dont on s’étonnera plus tard qu’elles n’aient pas été éternelles…
Il y a dans cette manifestation artistique un « supposons que », un « s’il arrivait que », dont le conte a gardé le souvenir avec son « il était une fois » – une hypothèse et comme une mise entre parenthèses de l’ordre commun et du connu. Feindre ce qui n’est pas – ne sera jamais ou n’est pas encore – c’est ouvrir l’être au jeu ».
Pages 74 à 80 in « Le jeu du jeu » Jean Duvignaud, éditions Balland, 1980
Jean Duvignaud
Né en 1921 à la Rochelle, Jean Duvignaud s’y est éteint le 17 février à l’âge de 86 ans. Animé de passions et amateur de voyages, l’écriture et l’enseignement furent pour cet homme de culture la façon de partager le plaisir des arts, du théâtre, du roman, et de la réflexion scientifique. En Tunisie, à Tours puis à Paris VII, il a enseigné d’abord un état d’esprit, celui de l’ouverture aux autres, de la curiosité et de la générosité. Parce qu’il avait compris que la culture devait se partager, il fonda en pionnier dans les années 1980 une formation aux métiers de l’animation culturelle et sociale pour diplômer à l’université les premières générations de médiateurs. Président fondateur de la Maison des cultures du monde à Paris, il concevait la culture comme un lieu vivant de rencontre susceptible de faire se comprendre les hommes.
(De Serge Chaumier, article « Jean Duvignaud, rêveur d’Antigone »)